« Discuter du travail de demain, c’est savoir pourquoi on agit et vers quoi on tend »
Pourquoi faut-il anticiper le travail de demain ? Est-ce accessible aux petites entreprises ? Quelles tendances se dégagent ?… A l’occasion de la 21e Semaine pour la QVCT, rencontre avec Matthieu Pavageau, directeur technique et scientifique de l’Anact, et Amandine Brugière, en charge de la Fabrique des conditions de travail.
Actualité - Publié le 17 juin 2024 - Modifié le 19 juin 2024
Problèmes de recrutement, absences à remplacer, circuits d’approvisionnement à modifier... Les entreprises ont de nombreuses préoccupations à traiter au quotidien. Pourquoi est-ce néanmoins important, aujourd'hui, de s'intéresser au travail de demain ?
Matthieu Pavageau : Anticiper le travail de demain, c’est utile pour investir la question du travail collectivement, donner du sens à l’activité, et ne pas passer à côté de nouveaux risques ou de nouvelles opportunités. Il s’agit aussi potentiellement de nourrir des décisions, en matière de recrutement, de montée en compétences, d’évolutions de l’organisation etc. qui contribuent dès aujourd’hui à façonner le futur du travail.
L’exercice nécessite de réfléchir à ce que seront les configurations productives dans quelques années : quelles ressources ? Quels process ? Quelles relations avec des prestataires des co-traitants ? L’enjeu c’est de chercher à faire le lien entre ces questions et les conditions de travail. Et pour y parvenir, il est utile d’en parler dès aujourd’hui entre les directions, les équipes, les représentants du personnel car chacun a des représentations, des enjeux et des expertises différentes à apporter.
Il y a trois ans, après la période du Covid, l’Anact proposait aux entreprises de se familiariser avec la pratique de retours d’expérience pour tirer des enseignements de de cette période bouleversée et apprendre de nouveaux fonctionnements. Aujourd’hui, nous soutenons l’idée qu’il faut aussi investir l’anticipation. Ces deux regards – sur hier et sur demain - sont les deux faces d’une expérience d’apprentissage qui nous concerne tous.
Mais s’intéresser au futur cela veut dire quoi concrètement ? Un employeur, un représentant du personnel n’ont pas de boule de cristal...
Amandine Brugière : Le futur du travail n’existe pas dans le présent, il est projeté, imaginé. Néanmoins, il n’est pas complètement incertain. En s’appuyant sur les tendances existantes et sur les fondamentaux de l’entreprise, directions, salariés, peuvent mettre en discussion leur vision de ce qui serait souhaitable à moyen et long terme. Car si le futur n’existe pas encore, tout le monde a un avis sur la manière dont il pourrait advenir – ce n’est pas un sujet réservé aux experts. Discuter des conditions de travail de demain, c’est se mobiliser dès aujourd’hui, savoir pourquoi on agit et vers quoi on tend. C’est construire ensemble un sens au travail.
Quels sont les grands enjeux qui vont vraisemblablement bousculer le travail à l’horizon 2040-2050 ? Et quels liens avec la qualité de vie et des conditions de travail ?
AB : Les évolutions géopolitiques ont des effets directs sur l’économie, les marchés financiers, les chaînes d’approvisionnement, les ressources… et donc sur le travail. Il y a aussi les enjeux climatiques, environnementaux de plus en plus prégnants - avec des matières premières qui seront demain moins disponibles, la sobriété énergétique qu’il faut viser, les fortes chaleurs qui se répètent. Ces tendances ont des impacts sur l’environnement de travail mais aussi sur les organisations de travail, les pratiques et les relations professionnelles.
La nouvelle donne technologique est une autre dimension à intégrer, à travers l’intelligence artificielle en particulier. Il faut, par exemple, s’interroger collectivement dans les établissements concernés sur la manière de ne pas déposséder le travail humain de sa capacité de choix et de prise de décisions au profit de machines apprenantes. Un autre enjeu, c’est la transition sociétale : les attentes de démocratie en entreprise s’expriment davantage, on note une centralité moins forte du travail dans la vie des individus, le besoin de concilier les temps... Comment cela peut-il s’anticiper dans une organisation donnée ?
MP : Les évolutions démographiques sont une autre dimension que je voudrai souligner pour la mettre en relation avec les évolutions des besoins en compétences et les formes d’organisation du travail. Certains secteurs qui peinent déjà à recruter aujourd’hui feront face dans quelques années à de très forts besoins en main d’œuvre. C’est le cas des services à la personne - qui sont exposés au vieillissement de la population générale et à celui de la population salariée, ou du secteur bâtiment, qui va être très mobilisé par la rénovation énergétique.
Dans ces secteurs et d’autres, les évolutions démographiques, les besoins en recrutement, les enjeux d’égalité vont donner aux conditions de travail une importance particulière. C’est une responsabilité partagée que de travailler à des modèles qui préservent les RH mais aussi l’environnement.
« Les évolutions démographiques, les besoins en recrutement, les enjeux d’égalité vont donner aux conditions de travail une importance particulière. C’est une responsabilité partagée que de travailler à des modèles qui préservent les RH mais aussi l’environnement. »
Qu'est-ce qui aide à ouvrir un dialogue sur le travail de demain dans les entreprises, y compris des petites entreprises ? En quoi cela peut être une aide pour les conditions de travail aujourd'hui ?
AB : Différentes méthodes permettent de prendre du recul sur l’activité et de porter le regard à moyen-long terme : des méthodes de scénarisation, de simulation, de projection, le design-fiction, le prospective, voire le travail sur les imaginaires comme nous l’avons fait avec le réseau Université de la pluralité dans le cadre d’un appel à projet de la Fabrique des conditions de travail sur le thème « le travail qui vient ». Partant de ces différentes méthodes, l’Anact explore des méthodes d’anticipation intégrant la question des conditions de travail, en particulier pour les TPE-PME.
MP : Dans tous les cas, concilier l’ensemble des enjeux que nous avons cités pour demain suppose un dialogue fort sur les questions du travail dans les entreprises. C’est un vrai challenge et c’est ce que soutiennent les démarches QVCT. Car si on se parle au quotidien du travail, s’il y a de l’écoute et des capacités d’agir sur le travail, cela aide à se projeter, c’est un levier de transformation du travail – pour aujourd’hui et pour demain.